Attention à la criminilisation de l’immigration

Anita Helpiquet : «On sera attentifs à ce que l’on ne criminalise pas l’immigration»
Depuis plusieurs années, le CLAE réclame la création d’un ministère de la Citoyenneté. (photo Fabrizio Pizzolante)

Pour la chargée de direction du CLAE, le nouveau gouvernement envoie un signal négatif en ayant placé la Direction générale de l’immigration sous le ressort de la Sécurité intérieure.

À l’occasion de la 41e édition du festival des Migrations, des Cultures et de la Citoyenneté qui se déroulera à la fin du mois dans la capitale, nous avons interrogé la chargée de direction du CLAE. Création d’un ministère de la Citoyenneté, doléances pour le gouvernement Frieden, droit de vote… Elle fait le point sur les difficultés auxquelles sont confrontés les immigrés aujourd’hui dans le pays.

Comment décririez-vous la situation des immigrés au Luxembourg ? Notez-vous des améliorations ou des détériorations ?

Anita Helpiquet : Sur la thématique du logement, on peut dire que cela reste encore très difficile. Nous voyons encore des personnes dormir sous les ponts ou d’autres vivre dans des logements insalubres. Nous savons que n’est pas simple, mais la situation est quand même très compliquée. Pour tout le monde d’ailleurs, pas simplement pour les personnes qui arrivent (…). Au-delà du coût qui reste très important, le problème est aussi toutes ces garanties pour obtenir un logement. Il faut avoir un CDI, payer les deux premiers mois de loyer. Les propriétaires deviennent également de plus en plus exigeants et font un tri entre les personnes (…). Concernant la situation sur le marché du travail, elle n’est pas si mauvaise que ça, car la santé économique du Luxembourg reste globalement satisfaisante.

Quels sont vos regrets et attentes vis-à-vis du nouveau gouvernement ?

Au niveau des regrets, on peut déjà commencer par l’absence du ministère de la Citoyenneté. Évidemment, c’est quelque chose que nous savions déjà. Mais nous ne perdons pas espoir et souhaitons que ce projet puisse avancer dans les cinq ou dix ans à venir. Autre point, ce gouvernement va s’appuyer sur une loi du vivre-ensemble que nous avons pas mal critiquée. Mais l’un des autres points majeurs et regrettables est d’avoir placé la Direction générale de l’immigration sous le ressort du ministère de la Sécurité intérieure. C’est un signal négatif et inquiétant pour les nouveaux arrivants qui participent réellement à l’économie luxembourgeoise (…). Cette politique soi-disant sécuritaire reflète finalement très peu la réalité du Luxembourg (…). On sera attentifs à ce que l’on ne criminalise pas l’immigration.

Vous évoquez le ministère de la Citoyenneté. Vous plaidez depuis plusieurs années pour sa création. Pourquoi ?

Quand on regarde de plus près l’ensemble des politiques d’intégration de ces 30 dernières années, il y a toujours eu cette vision de  »corps étranger » qu’il fallait à tout prix assimiler à la nation luxembourgeoise. Une intégration possible à partir de certaines normes comme les cours d’instruction civique ou l’apprentissage de la langue luxembourgeoise. Des principes qui figurent notamment dans le contrat d’accueil et d’intégration que doit signer chaque nouvel arrivant. Mais ces politiques ont souvent oublié l’essentiel, à savoir les réelles difficultés auxquelles sont confrontés les immigrés.

Quelle serait la grande vision de ce ministère ?

D’une part, il faudrait y organiser une politique générale qui aurait pour l’objectif l’égalité des droits et la réduction des inégalités socioculturelles (…). D’autre part, il serait nécessaire que ce ministère ait un vrai ressort pour favoriser l’ensemble des dynamiques associatives citoyennes du pays. Depuis une quinzaine d’années, le Luxembourg a mis l’accent sur l’engagement bénévole des citoyens. Nous souhaiterions qu’il ne soit plus uniquement chargé de réviser la loi sur les ASBL, mais qu’il instaure une vraie politique permettant de repenser l’engagement associatif. Surtout dans un contexte où les anciennes associations se meurent.

Le mot  »intégration » est un peu désuet

Le terme de citoyenneté n’est pas anodin. Pourquoi le préférez-vous à celui d’intégration ?

Nous trouvons que le mot  »intégration » est un peu désuet et fait aussi référence à une période historique où il s’agissait d’intégrer la classe ouvrière à la nation. On a ensuite déplacé cette intégration aux étrangers. Nous considérons qu’il faut justement concevoir la société comme un ensemble composé de différentes facettes. Et l’enjeu est de les mettre en relation et de les faire coexister plutôt que d’intégrer une facette à une autre.

Le logement, l’accès à l’emploi ou à la formation sont des difficultés majeures auxquelles sont confrontés les immigrés. Vous pointez également du doigt la scolarisation des enfants.

Ce qui crée un fort déséquilibre et une grande injustice pour l’avenir du pays, c’est le système d’orientation scolaire. On a encore trop tendance à faire des choix en fonction de l’origine socioculturelle des élèves. C’est un regret et un sentiment qui est porté par toutes les familles issues de l’immigration. On peut faire tous les sacrifices quand on est parent, mais on ne veut pas que les enfants payent ce choix. Nous pensons que cette question de l’orientation scolaire devrait être l’une des priorités du gouvernement.

Toujours dans cette thématique de l’éducation, que pensez-vous du projet d’alphabétisation en français mis en place dans certaines écoles du pays ?

L’alphabétisation en français ou dans une autre langue que l’allemand est une longue revendication du CLAE. Pour le projet en question, c’est un bon choix. Mais attention à ce que cela ne crée pas des écoles parallèles. Car il faut que ces différents choix proposés aux familles soient intégrés directement au système général. Ceci étant dit, il faut que le luxembourgeois reste évidemment la langue véhiculaire dans la classe ou dans la cour d’école. Nous n’y sommes pas opposés, bien au contraire. Car les parents issus de l’immigration sont fiers d’une seule chose, c’est que leurs enfants parlent les langues du pays.

Nous ne sommes pas contre la langue luxembourgeoise, bien au contraire

Que pensez-vous de la politique menée au Luxembourg concernant les réfugiés et les demandeurs d’asile ?

Le Luxembourg a fait beaucoup d’efforts, surtout par rapport à certains pays. Si on doit émettre une critique et un regret, je pense qu’il faut commencer par le point de départ : l’Union européenne. Car ce qui est le plus injuste, c’est justement la politique pratiquée aux frontières et l’externalisation de la procédure d’asile. Alors, face à cette situation, les efforts du pays seront forcément insuffisants (…). Dans cette question, il y a aussi les problèmes de logement et les conditions d’accueil. Les personnes qui arrivent ont vécu parfois des traumatismes. Tout cela mérite beaucoup de temps pour qu’ils puissent se réparer.

Lors des dernières élections, seulement 35 % des résidents du pays ont choisi leurs représentants au Parlement. Le droit de vote des étrangers à l’ensemble des scrutins pourrait-il résoudre ce déficit démocratique ?

Le CLAE a toujours plaidé pour une citoyenneté de résidence qui ne soit pas liée à une nationalité. Dans ce sens-là, on a toujours essayé de promouvoir le droit de vote, aussi bien au niveau local que national. Il reste important, mais l’ensemble de la société civile est aussi une forme d’existence (…). L’obtenir participerait également à cette vision un peu horizontale de la citoyenneté. Et c’est vrai que c’est dommage de devoir passer par la nationalité.

Pour continuer sur le plan politique, l’extrême droite a réalisé une montée notable dans le pays. Êtes-vous inquiète de cette situation ?

C’est quelque chose que nous craignons. D’une manière générale, nous sommes inquiets par tout ce qui pourrait participer à la fermeture des identités. Face à cela, la réponse que l’on peut apporter, c’est tout le travail que nous faisons pour permettre l’échange des cultures et le développement d’une forme d’identité ouverte sur le monde. Ces replis, nous les voyons au Grand-Duché, mais aussi partout dans le monde (…). Pour inverser la tendance, notre souhait est que l’Union européenne réinvente une réponse sociale à toutes les difficultés auxquelles sont confrontés les immigrés. De plus, nous espérons que la présence de l’extrême droite ne pourra pas droitiser encore davantage le discours sur l’identité au Luxembourg (…). Contrairement à ce que l’on pourrait prétendre, la langue luxembourgeoise n’est absolument pas en danger.

Les nouveaux arrivants du pays sont-ils confrontés à certains discours stigmatisants voire racistes ?

C’est une réalité que nous entendons et voyons. Au Grand-Duché, il n’y a pas que des phénomènes liés au racisme, il y a aussi ceux associés à la xénophobie. Mais, les deux se croisent. Il est vrai que la couleur de peau et le fait de ne pas maîtriser la langue luxembourgeoise constituent des facteurs d’exclusion. Cela crée une injustice très profonde pour les nouveaux arrivants d’être finalement toujours considérés comme des étrangers (…). Ceci dit, ce n’est pas à nous de mesurer la proportion de ces discours. Car cela dépend des situations. Dans d’autres pays, certaines immigrations subissent toujours le poids de l’histoire coloniale. Si le Luxembourg y a, en partie, participé à travers l’exemple du Congo, il n’y a pas cet héritage qui se fait sentir comme cela peut l’être en France.

Le travail des associations est-il toujours essentiel pour l’accueil d’un nouvel arrivant ?

Au CLAE, on s’est battus pendant 20 ans pour avoir cet espace que l’on nomme l’accueil citoyen. À travers notre rôle et celui des différentes associations avec lesquelles nous travaillons, les nouveaux arrivants peuvent facilement venir chercher une information, être orientés par exemple en matière de type de séjour. Et cela peut difficilement passer par des structures officielles. Car certaines personnes auraient peut-être peur d’entrer par exemple dans un office social (…). La réponse que nous faisons n’est pas purement sociale. On essaie de construire un vrai cheminement, humainement et sans jugement, avec ces personnes.

Les 24 et 25 février prochains, le CLAE organise son traditionnel festival des Migrations. Dans quel contexte a-t-il été créé ? 

Dans celui des années 1980. À cette époque, nous sommes confrontés à une société luxembourgeoise qui n’est pas encore ouverte à l’immigration, présente dans le pays depuis la fin du XIXe siècle. On ne pense pas qu’elle puisse être permanente. À partir de là, le Luxembourg va changer de politique et axer celle-ci sur le regroupement familial. Car, en plus des travailleurs, on doit aussi accueillir leur famille. Que ce soit au niveau des questions du logement ou de la scolarisation, le Luxembourg n’est, à l’époque, pas prêt. Alors pour résoudre leurs problèmes et faire entendre leur voix, les travailleurs immigrés ont l’idée de créer des associations.

Pourquoi cet évènement reste-t-il fondamental dans la mise en avant de la diversité culturelle du pays ?

À travers son histoire, le festival a toujours été la chambre d’écho de revendications portant sur les droits sociaux, économiques ou politiques. Il s’est ensuite focalisé sur l’animation des cultures et de la citoyenneté, non pas dans le but de revendiquer une communauté, mais de faire société ensemble. Aujourd’hui comme hier, il est important de créer cet espace de pensée alternative pour faire face à certains mouvements qui pourraient prôner la fermeture identitaire.

La montée de l’extrême droite au Luxembourg inquiète le CLAE.

Repères

État civil. Anita Helpiquet est née le 8 juin 1978 en France et plus précisément en Normandie. Elle est en couple.

Formation. Après une formation universitaire d’histoire, la quadragénaire obtient un master en sciences humaines. Elle suivra par ailleurs une partie de ses études au Canada.

Carrière. Anita Helpiquet arrive en 2007 au Luxembourg. Là, elle travaille comme chargée de publics pour l’exposition «Le Retour de Babel». Après plusieurs projets au CLAE, en 2011, elle devient responsable de la vie associative et des formations.

Chargée de direction. Depuis 2015, Anita Helpiquet est chargée de direction du CLAE. Elle a assuré pendant plusieurs années une codirection avec Jean-Philippe Ruiz, parti à la retraite il y a deux ans. Il a été remplacé par Claudine Scherrer.

CLAE. Le Comité de liaison des associations d’étrangers est une plateforme associative créée en 1985. Cours de langues, réseau associatif, aide pour la création d’une ASBL, le CLAE organise chaque année le festival des Migrations, des Cultures et de la Citoyenneté.