« Les démocrates se couchent de plus en plus devant l’extrême droite »

Le Soir  22 décembre 2023

François Gemenne : « Les démocrates se couchent de plus en plus devant l’extrême droite »

Tant dans la loi immigration en France que dans l’accord sur la réforme de la politique migratoire européenne conclus cette semaine, François Gemenne constate et regrette qu’on essaye toujours plus d’éviter que les gens viennent au lieu d’essayer de mieux les accueillir. Article réservé aux abonnés

EntretienPar Joëlle Meskens et Ugo Santkin

C’est la conclusion de longs mois (voire d’années) de négociations. La France comme l’Union européenne (UE) ont conclu cette semaine des textes importants et controversés. Le Pacte pour l’asile et la migration, comme la loi française, est-il guidé par une seule volonté répressive inspirée par la mainmise de l’extrême droite sur cette question sensible ? C’est l’analyse du spécialiste de ces questions François Gemenne, chercheur au FNRS, directeur de l’Observatoire Hugo à l’Université de Liège et professeur à HEC Paris.

Quels liens peut-on faire entre la loi immigration en France et le nouveau Pacte européen sur la migration et l’asile ?

Ils participent à la même dynamique. Globalement, les démocrates se couchent de plus en plus devant l’extrême droite et appliquent peu à peu des pans entiers de son programme en pensant que ça la fera reculer. Dans ces deux textes, on considère que l’enjeu d’une politique d’asile et d’immigration, c’est d’essayer d’éviter que les gens viennent. Et non pas d’essayer de mieux les accueillir, de mieux organiser les flux ou de veiller à la manière de maximiser le potentiel de la migration.

L’un comme l’autre se présentent comme des textes équilibrés, avec un volet fermeté et un volet humanisme. Mais ce deuxième aspect est le parent pauvre ?

En effet. Je me demande d’ailleurs d’où vient cette idée d’équilibre. Comme si la fermeté devait être une condition de l’humanisme ! L’humanité, c’est inconditionnel. Le but de la politique, c’est d’essayer de voir comment on peut améliorer la vie des gens. Mais le politique renonce peu à peu à cette mission dès lors qu’il s’agit des migrants. On ne cherche pas à améliorer leur vie, on se demande comment la compliquer. Comme si l’on cherchait à satisfaire l’opinion. Mais on en fait une lecture complètement erronée. Ce qui exaspère les gens et ce qui fait monter l’extrême droite, c’est le sentiment de chaos, de crise permanente autour de la migration, avec des lois qui ne sont pas appliquées…

En France, le RN voit la loi immigration comme une victoire « idéologique » tandis qu’à l’échelle européenne le Pacte est rejeté par l’extrême droite car il « ne va pas assez loin ». N’y a-t-il pas quand même une différence ?

L’Italie accueille le Pacte avec enthousiasme ! C’est la Hongrie qui rejette le Pacte simplement car elle ne veut pas du tout être mêlée à n’importe quel mécanisme de solidarité. Ce qui m’amène à une autre question : dès lors qu’on en est à devoir imposer un mécanisme de solidarité, qui devrait quand même être naturel et spontané entre Etats membres d’un même ensemble politique, il y a lieu de s’interroger sur ce que font encore certains dans cet espace politique.

La recherche a montré depuis longtemps que le niveau de prestations sociales n’était pas du tout déterminant dans le choix du pays de destination

En France, comme dans d’autres Etats membres, on entend dire que les lois nationales ne servent à rien car « c’est l’Europe qui décide »… Quelles marges de manœuvre gardent les Etats ?

La plus grosse d’entre elles, c’est de décider s’ils souhaitent accueillir des demandeurs d’asile ou s’ils souhaitent participer financièrement à leur accueil, voire à leur expulsion, c’est-à-dire cette sorte de solidarité à la carte. Ils gardent aussi la main sur les politiques d’intégration. Dans la loi française, ce qui me frappe, c’est la prétention à remettre à plat le système d’asile et d’immigration uniquement à l’intérieur des frontières nationales. Or, on sait bien que c’est avant tout de la gesticulation politique, même si les mesures qui sont prises sont symboliquement très lourdes. L’introduction de mesures de préférence nationale dans l’accès aux aides sociales, c’est aussi très lourd symboliquement mais, en réalité, on est vraiment sur des détails de l’ordre du symbole pour essayer de contenter l’extrême droite.

En France, la droite et l’extrême droite ont voté cette loi, mais trouvent qu’elle ne va pas assez loin et veulent une réforme de la Constitution pour sortir du cadre européen qui serait devenu trop contraignant et empêcherait les Etats membres de prendre des mesures souveraines. Y a-t-il péril sur l’Europe avec cette volonté des Etats de reprendre la main sur la politique migratoire ?

Tant que l’Europe ne parviendra pas à définir un vrai projet commun en matière d’asile et d’immigration, il y aura péril en la demeure. C’est pour ça que les autorités européennes tentent de survendre l’accord qui est obtenu sur le Pacte migratoire, qui en réalité est dans les tiroirs depuis trois ou quatre ans et qui n’est pas encore approuvé par le Parlement (et ce n’est pas garanti qu’il le soit, a fortiori avec l’échéance des élections européennes). C’est le gros talon d’Achille des politiques européennes en ce moment. Si la Grande-Bretagne a quitté l’UE, c’est en grande partie en raison de ce qu’on appelait « la crise des réfugiés ». Les électeurs britanniques craignaient de voir à leurs frontières des colonnes de réfugiés syriens. Une image largement utilisée pendant la campagne du Brexit. On voit bien que cette question de la politique d’asile et d’immigration européenne est fondamentale pour l’UE car cela touche à ses valeurs et à son projet politique.

La loi française veut désormais allonger les délais de carence des aides sociales. Avec cette idée brandie à droite et à l’extrême droite qu’elles sont une « pompe aspirante »…

C’est tout à fait faux. Ce qu’on observe, c’est plutôt un phénomène de sous demande des aides sociales car beaucoup ne savent même pas qu’ils y ont droit. La recherche a montré depuis longtemps que le niveau de prestations sociales n’était pas du tout déterminant dans le choix du pays de destination. Ce qui détermine ce choix, c’est la présence de membres de la famille ou de la communauté qui pourront faciliter l’intégration, l’état du marché du travail et la langue qui y est parlée. Les jeunes qui sont massés à Calais en espérant passer en Angleterre quittent un pays avec un haut niveau de prestations sociales pour un pays avec un plus faible niveau de prestations sociales.

Malheureusement, les partis démocratiques se placent dans une position réactive et non plus proactive sur les sujets amenés par l’extrême droite

Lors de l’annonce de l’accord sur le Pacte, la présidente du Parlement européen Roberta Metsola a déclaré que lors du scrutin de 2019, l’immigration était la première préoccupation des Européens et qu’aujourd’hui ce Pacte répondait à cette préoccupation. N’est-ce pas une bonne chose que l’Europe tente de s’emparer des questions importantes pour les citoyens ?

Les sondages ne montrent pas du tout que l’immigration est une des priorités absolues politiques des Européens. L’immigration arrive péniblement dans le top 10, loin derrière l’inflation ou même de climat. C’est l’occupation première des électeurs d’extrême droite ! Malheureusement, les partis démocratiques se placent dans une position réactive et non plus proactive sur les sujets amenés par l’extrême droite. Ils ne sont plus du tout une force de proposition et se contentent de répondre, souvent maladroitement, à des questions que l’extrême droite amène dans le débat.

Vous parliez de gesticulations à propos des mesures de priorité nationale ou de préférence nationale. Ceux qui relativisent cette loi et la bascule qu’elle représente, en tout cas en France, disent que cela existe déjà au Danemark, en Suisse, en Allemagne. Est-ce une révolution ou un glissement progressif et insidieux qui traverse l’Europe ?

C’est un glissement insidieux. En France, ça a une résonance particulière puisqu’égalité est le deuxième terme de la devise nationale. C’est la raison pour laquelle le gouvernement en est réduit à espérer que le Conseil constitutionnel censure la loi au motif de rupture du principe d’égalité. Lorsqu’on vote une loi, que l’on sait contraire à la Constitution et au principe directeur du pays, c’est qu’on se couche véritablement devant l’extrême droite. C’est extrêmement dangereux de s’en remettre aux juges et aux tribunaux comme arbitres politiques.

L’agenda a été préempté par l’extrême droite. On l’a vu dans différents pays, notamment dernièrement aux Pays-Bas. En Belgique, les élections auront lieu dans six mois. Est-ce qu’il faut s’attendre à ce même glissement ?

Je pense qu’il y a un glissement populiste très fort qui, évidemment, ne va pas dans le même sens dans les deux régions du pays. On a l’impression que toute une série d’élus politiques qui apparaissaient relativement modérés ou raisonnables, qu’ils soient de gauche ou de droite, se retrouvent balayés et désabusés. Ça a été le cas de l’ancien Premier ministre Mark Rutte aux Pays-Bas, qui veut maintenant quitter la politique. Et je crains que la Belgique ne soit pas épargnée.