Politique d’accueil : La vie dans les hébergements

Un rapport inédit, consulté par le woxx, témoigne des conditions de vie « déplorables » dans les structures d’accueil et d’hébergement du grand-duché. Alors que l’impact sur la santé des résident·es est important, des déficiences législatives et l’absence de contrôles ne font qu’aggraver la situation.

Cela peut paraître un détail : un verrou cassé, des cabines de toilette se trouvant à l’extérieur d’un foyer d’hébergement. Or, pour les personnes demandeuses d’asile hébergées dans un des centres au Kirchberg, le détail enclenche vite une situation d’insécurité croissante, surtout la nuit. Impossible de pousser un verrou, le soir : le danger est bien réel pour une femme se présentant aux toilettes. Interpellée par deux hommes, elle réussit finalement à faire du bruit et à attirer l’attention des agents de sécurité, qui interviennent. Elle parvient à retourner au bâtiment principal. Mais, en dehors de la structure, les verrous tardent à être réparés, et l’agression passe inaperçue.

Connue par les acteurs de terrain, la problématique reste méconnue du grand public. Et pour cause : les ONG, journalistes ou autres organes indépendants se voient restreindre, voire interdire l’accès aux structures d’accueil et d’hébergement du Luxembourg, même sous invitation d’une personne y habitant. Une multitude de photos, vidéos et témoignages écrits recueillis par le collectif Lëtzebuerger Flüchtlingsrot (LFR) ont servi de base à une recherche inédite, ayant pour but la documentation des conditions de vie dans les structures du grand-duché. Des 73 structures actuellement existantes, le collectif s’est centré sur huit au total, celles qui présentent des « manquements vraiment graves, que ce soit au niveau de la dignité humaine ou au niveau du confort de vie », explique une source au woxx.

Résultats de cette analyse, des documents internes, que le woxx a pu consulter, détaillent des conditions « déplorables » concernant la salubrité, l’intimité, la sécurité ainsi que l’autonomie des résident·es, et offrent des propositions afin d’assurer le respect des droits humains lors de l’hébergement des personnes vulnérables. Une insécurité grandissante, des insalubrités dans les salles de bains, des dizaines de personnes dormant dans une seule pièce pendant des mois – le constat est clair : dans des structures comme celles situées à Mersch, Beaufort, Echternach ou encore à la SHUK, les normes minimales pour un accueil digne ne sont guère satisfaites.

Insectes, insalubrité et insécurité

Les dizaines de photos prises pendant le mois d’avril montrent encore et encore les mêmes scènes : des toilettes insalubres, des douches dont le carrelage est couvert de saleté et de grumeaux marron… Il s’agit de conditions de vie que le woxx n’a pas pu vérifier indépendamment, mais que d’autres photos et vidéos partagées par d’ancien·nes résident·es avec notre journal soutiennent. Les documents du LFR apportent une analyse concrète et témoignent de la peur des résident·es de contracter des maladies fongiques. Dans une structure, des insectes se trouveraient dans les pièces. À ces conditions d’insalubrité s’ajoutent des failles de sécurité, comme des portes non verrouillées à Mersch, un mauvais entretien conduisant à des pannes électriques à Strassen, ou encore un manque d’intimité dans la plupart des structures. Ainsi, dans un foyer temporaire à Echternach, des dizaines de mineurs dormiraient dans une même pièce divisée par des cloisons de bureau. Au centre d’accueil de Soleuvre, c’est un total de trente femmes qui partageraient un seul dortoir dans un état qualifié par l’analyse comme « très critique ». Malgré un doublement des capacités d’accueil depuis 2019 pour atteindre environ 8.200 lits à travers le pays, la sursaturation constitue la règle dans l’ensemble des structures – par manque de logements abordables pour celleux qui bénéficient déjà d’une protection internationale ou temporaire, par des entraves pour accéder à un emploi et par une planification à court terme de la part des gouvernements (woxx 1829).Des photos témoignent de l’insalubrité au sein de nombreuses structures d’hébergement pour les demandeurs·euses d’asile. Les conditions de vie déplorables sont en violation des normes européennes, avertit le collectif Lëtzebuerger Flüchtlingsrot dans une analyse. (Source : anonyme

 

Les conséquences sur la santé tant physique que mentale des résident·es sont considérables, avertit l’analyse. Alors que le soutien psychologique offert aux demandeur·euses et bénéficiaires d’asile est insuffisant, le surpeuplement des chambres alimente directement les tensions et pourrait entraîner des « conséquences négatives importantes au niveau de la cohésion sociale ». L’échange entre résident·es n’est pas encouragé non plus, aggravant la sensation d’isolement pour beaucoup. Le centre d’accueil de Beaufort, par exemple, n’offrirait pas de cantine : les personnes réchaufferaient des plats préparés au micro-ondes et mangeraient isolées dans leurs chambres. Le lavage de la vaisselle se ferait dans les salles de bains.

Des conditions « temporaires »

Dans un autre document, un résident d’une structure se plaint de la qualité de la nourriture, qui aurait provoqué indigestions et allergies chez lui et ses enfants, ainsi que du fait qu’il serait interdit de filmer la nourriture fournie. Face à l’impossibilité de préparer des repas, à l’indifférence de la gérance et aux tensions et abus verbaux discriminatoires de la part d’autres résident·es, la personne décrit un sentiment d’abandon total. Aucune de ses plaintes – ni contre la HUT, anciennement Caritas, chargée de la gestion de la structure, ni contre l’Office national de l’accueil (ONA) – n’a eu d’effets.

Quant à l’insécurité au sein des structures d’hébergement, elle est grandissante, favorisant ainsi des situations dangereuses pour les résident·es, explique une source auprès du woxx. Ceci serait notamment le cas pour le centre « Tony Rollman », au Kirchberg, où les toilettes se trouvent en dehors de l’infrastructure principale. « Les femmes ne sont pas en sécurité lorsqu’elles sortent la nuit pour se rendre aux toilettes ou autre. Elles font face à une insécurité croissante et importante », détaille-t-elle. « Cela pose encore un grand problème. Les toilettes sont cassées et ne sont pas remplacées suffisamment rapidement. Ce sont tous ces petits détails qui font que l’insécurité pour les femmes est encore, malgré la sécurité abondante, un réel défi. »

Les conditions déplorables affecteraient surtout, mais pas seulement, les structures d’hébergement temporaires, dont l’usage a été prolongé pendant des années et qui ne pourraient ainsi respecter des conditions de vie dignes. « Le foyer Tony Rollman, à côté du Parlement européen, est une de ces structures modulaires d’urgence qui durent maintenant depuis plus de deux ans et pour lesquelles nous constatons des violations importantes aux standards européens », assure une source du LFR. « Ces structures temporaires ne permettent pas d’assurer le respect des conditions d’accueil des réfugiés au Luxembourg. »

Absence de contrôles indépendants

L’accueil digne pour les deman- deur·euses d’asile, au Luxembourg et ailleurs dans les États membres de l’Union européenne, est établi par une directive européenne de 2013, ainsi qu’un guide de l’Agence de l’Union européenne pour l’asile. Ce dernier détaille des indicateurs spécifiques pour le logement, notamment un minimum de 4 m2 par personne, et le nombre d’adultes maximal par chambre (quatre). Sont aussi stipulés la possibilité de verrouiller les portes, un nettoyage régulier et quotidien dans les espaces communs ainsi que des inspections annuelles. Des huit structures analysées, aucune ne satisferait complètement ces normes de base : le document du LFR constate sobrement qu’elles sont « non conforme[s] aux normes de respect de la vie privée et du bruit », pas plus qu’« aux normes d’intimité [ni aux] normes sanitaires ».

Violant les droits humains, les conditions de vie dans les structures sont critiquées avec plus ou moins de véhémence depuis des années, en particulier par les résident·es des structures elleux-mêmes. Or, la plupart des plaintes déposées par des résident·es des structures contre l’ONA seraient classées sans suite, déplore le LFR, ce qui « compromet la responsabilité de l’État ». Contacté à ce sujet, l’Office national de l’Accueil n’avait pas encore répondu à l’heure du bouclage du journal. Juridiquement, le tout se passerait dans une zone grise au niveau national, car les structures d’accueil et d’hébergement sont exclues de la loi de 2019 sur les critères minimaux de salubrité, d’hygiène, de sécurité et d’habitabilité des logements mis à disposition à des fins d’habitation. Ceci « crée un flou juridique qui peut permettre des conditions d’hygiène et de santé inférieures aux normes, contraires aux autres structures sous l’autorité de l’État, posant une réelle question de santé publique », critique l’analyse du collectif LFR.

Contrairement à ce que prescrit la loi européenne, la surveillance des structures avec des contrôles indépendants n’est pas assurée non plus : « Les moyens de contrôle de sécurité et de salubrité » excluraient « les infrastructures [gérées par] l’ONA », note le document interne du LFR. En effet, jusqu’il y a peu, les contrôles étaient effectués par l’ONA même, explique une porte-parole de l’Inspection du travail et des mines (ITM) au woxx. Depuis le 1er juin 2024, les autorisations d’établissement pour les structures d’hébergement des réfugié·es seraient pourtant accordés par l’ITM. Le woxx recevrait plus de détails concernant la régularité et les résultats des contrôles de salubrité dans les jours à venir ; nous y reviendrons dans un prochain numéro. Pour sa part, le LFR remarque l’incohérence du fait que des structures privées soient toujours financées par des fonds publics, même si, faute de contrôles réguliers, les conditions minimales d’hygiène, de sécurité et de dignité ne sont pas réalisées. Contacté à son tour, le ministère de la Famille n’a pas répondu aux questions du woxx.

Un problème de responsabilité publique

Vus dans leur ensemble, les témoignages pointent vers des conditions de vie contraires aux droits humains et vers un urgent « problème de santé publique ». Or, le pouvoir d’action des organisations responsables, en premier lieu l’ONA, serait limité, la présence de plusieurs intermédiaires rendant la gérance complète compliquée, explique le LFR. Pour le collectif, des solutions systémiques existent, à commencer par une adaptation du cadre légal : d’une part, les personnes logeant dans les structures devraient se voir accorder le statut de résident·es, sous la loi de 2013, afin de mieux protéger leurs droits. D’autre part, la loi de 2019 devrait être modifiée pour couvrir également les établissements destinés aux demandeur·euses de protection internationale, garantissant ainsi le respect des normes de base de santé et d’hygiène. Une supervision externe devrait réaliser des contrôles et publier des rapports réguliers, ajoute le collectif, qui revendique l’accès aux structures pour les ONG et une plus grande autonomisation des demandeur·euses d’asile, afin de réduire les hauts taux d’occupation.

« Le travail permet aux bénéficiaires de sortir petit à petit des structures », dit une source du LFR. Or, « à l’heure actuelle, les mesures d’activation pour les DPI sont insuffisantes pour leur permettre d’avoir accès au marché du travail ». Environ 30 pour cent des personnes logeant dans les structures bénéficient déjà d’une protection internationale, mais rencontreraient des difficultés pour sortir, « par faute d’accompagnement professionnel ». Le délai d’attente pour obtenir une autorisation d’occupation temporaire (AOT) est de six mois. Un délai peu justifiable pour le collectif, vu la situation de sursaturation et les conditions de vie dans les structures. Elle revendique l’abrogation du délai ainsi qu’une meilleure sensibilisation des employeur·euses (woxx 1838). Pour le moment, l’abrogation de l’AOT ne semble pas désirée par le gouvernement, mais il y aurait du « progrès » : « Il y a des discussions actuellement entre le ministère de la Famille et la Direction générale de l’immigration pour réduire ce délai d’attente de 6 à 4 mois. » Une réduction qui faciliterait l’intégration professionnelle et une transition vers un logement indépendant.

Cette année, l’accueil indigne risque de s’aggraver encore, avec la perte de 400 lits avant la fin de 2025 et de 300 autres lits en 2026, comme annoncé par le ministre de la Famille Max Hahn (DP). « Le LFR attend de voir quelles sont les propositions du ministère à cet égard, parce que cela risque de compliquer encore plus l’accueil, compte tenu de la situation actuelle », réagit la source. Comprenant les difficultés rencontrées par le ministère de la Famille avec des communes pour rénover des structures et en trouver de nouvelles, elle revendique toutefois une amélioration de l’hébergement : « Une réponse qui est souvent soulignée par le ministère, c’est que, si ces structures avec ces conditions d’accueil n’existaient pas, ce public serait à la rue. Pour nous, cette réponse ne peut être considérée comme suffisante pour garantir un accueil digne et humain au Luxembourg, conformément aux engagement européens. »

Alors que le droit à un logement et à des conditions de vie dignes, dans la sûreté et la salubrité est un droit humain, « une Task Force Structure d’hébergement devrait coordonner, développer et mettre en place un système d’évaluation humanitaire et de suivi des dispositifs prenant en compte les besoins spécifiques des réfugiés », explique l’analyse du LFR recueillant les témoignages de résident·es. Le collectif se porte volontaire pour une collaboration avec l’État et pour, à travers une commission du vivre ensemble interculturel, une sensibilisation des acteurs comme le Syvicol et les communes, dont certaines tiendraient un discours « anti-logement social ». Le 4 juin, le LFR compte présenter les résultats de son analyse au ministre Max Hahn. L’enjeu social est urgent, comme l’explique l’analyse : « L’Ombudsman anticipe un plafond maximum prochainement atteint en ce qui concerne les capacités médicales et scolaires sur le territoire. À cela s’ajoute une offre de logement social supplémentaire définie comme ‘inexistante’, comparée au besoin grandissant. » Or, vu l’absence de législation et de contrôles, la vulnérabilité des personnes demandeur·euses d’asile risque de continuer à s’aggraver.